mercredi 9 janvier 2013

Tous les ours blancs sont de vieux ours

La bernardologie repart en 2013 sur les chapeaux de roues, j'allais écrire, usant de l'anagramme, sur les chapeaux d'ourse. Notre ami Jean-Claude, qui en connaît un bout sur les plantigrades, inspiré par la dernière mission javertienne rue aux Ours, nous délivre ici une belle réflexion historique qui nous conduit jusqu'à Labiche et Alphonse Allais, c'est dire si l'affaire est sérieuse et mérite toute notre attention.

"Javert a bien raison : les parisiens n’ont aucun respect pour leur passé et peut-être même pour leur présent. Il est regrettable à plus d’un titre que leur rue des oies soit devenue rue des ours. Il faut une superbe dose de toupet pour créer un amalgame historique entre les deux espèces aussi peu voisines sinon le hasard d’une orthographe trop approximative. Et il n’est pas besoin d’être un observateur mal intentionné pour remarquer que cette confusion nuit gravement aussi bien à l’ours qu’à l’oie. Comment l’ours, l’animal symbole de la force et de la royauté pourrait-il être la continuité de l’oie ? Javert est dans son bon droit pour remonter au  Moyen Age, temps où l’ours possédait la symbolique de la plus grande  noblesse. Et suivant bien des sources, c’est l’ Église qui y aurait vu, au contraire un symbole du diable ! L’ours fit donc progressivement les frais de cette bataille du sabre et du goupillon en fait, du clergé et de la noblesse. Une preuve éclatante de l’indéniable force de la  symbolique oursine est constatable auprès des évolutions des armoiries du duc Jean de Berry, celui qui par trois fois fut « roi de France » par régence. Et parfois il y eut un cygne, mais pas toujours …

Gisant du duc de Berry à Bourges
Le cygne est représenté sur les sceaux du duc Jean de Berry à partir de 1379. Un sceau le représente entre un ours et un cygne (1410).
Mais il existe un sceau du même duc ne représentant ni ours ni cygne (archives nationales 1397). Et il a été aussi repéré un blason du même duc supportant "six ours" (vers 1408) et donc aucun "cygne".
Enfin, apparaît parfois au milieu de l'ours et du cygne  un lettrage (à ce jour non décrypté) mélangeant les lettres "E" et "V" ; par exemple dans un vitrail de la cathédrale de Bourges  et on s’est d’ailleurs posé la question de savoir si  ces lettres ont  un rapport avec la devise de Jean de Berry "Oursine, le temps viendra" ? Mais ne nous égarons pas trop. Pour les spécialistes, la devise du prince lui appartient en propre. Les armoiries sont reprises par les descendants mais les supports et les emblèmes sont "construits". La symbolique de l'ours, communément comprise est donc fortement présente chez notre souverain berrichon. Valéry Larbaud utilise  l’expression « pays d’ursine » pour parler du Berry. Je pense donc que nous, berrichons,  sommes autrement « ursiniens » que ces pauvres habitants de Paris. Nous ne mélangeons pas les oies et les ours. Ainsi,  Cosnay, capitale très modeste d’une partie du territoire de la commune de Lacs s’est couramment fait surnommer « Cosnay les oies », mais jamais, ô grand jamais  « Cosnay les ours ». Et la confrérie locale des « culs d’ours » n’a  de rapport que très partiel avec l’animal (la culotte de velours montrant que le vigneron « en a » aussi bien et aussi large qu’un ours.)



            Faut-il être cruel avec l’étroitesse d’esprit ursinien des habitants du chef lieu de la province d’Ile de France ? Je ne sais, mais on pourrait l’être. J’en produirai deux  illustrations. Tout d’abord  existait par le passé, chez nos pauvres habitants de Paris, une véritable rue dédiée à l’ours et ils ont eu la bêtise de s’en séparer !  Il s’agit de la rue Broca, hommage à Pierre Paul Broca (1824-1880), chirurgien et anthropologue français. Et je citerai simplement pour document historique le site Wikipedia : « Car cette rue (Broca) s'était antérieurement appelée rue Lourcine, rue du Clos-de-Ganay, et rue des Cordelières d'après le couvent de clarisses qui s'y trouvait, puis rue de la Franchise1. En 1938, le tronçon entre la rue Claude-Bernard et la rue Mouffetard devient la rue Édouard-Quénu, et en 1944 elle est amputée de sa partie située au-delà du boulevard Arago qui devient la rue Léon-Maurice-Nordmann. ». Précisons pour les parisiens et autres lecteurs un peu lents que le mot « Lourcine » est une simple adaptation du vocable « l’oursine ». Deux grands écrivains ont pourtant tenté de réhabiliter ce qui pouvait l’être. On pense ici à Eugène Labiche qui monta en 1857 une très belle pièce de théâtre, dédiée indirectement à l’ours, « L’affaire de la rue de Lourcine » en un acte et plusieurs couplets : un chef d’œuvre ! Et enfin le très fortement avisé Alphonse Allais  fit la  découverte que si  on ne vit jamais ours blanc sous nos latitudes il faut en tirer la conclusion logique qu’il n’y a d’ours blanc que par vieillissement de l’ours brun, blanchiment de sa toison, et que cet ours devenu blanc migre vers le grand Nord  endroit où sa transformation et sa confusion psychique ne dénotent pas dans le paysage neigeux*. Un esprit raisonneur pourra timidement objecter qu’Alphonse Allais n’allait pas si souvent dans les Pyrénées vérifier la couleur des ours. Eh bien oui, cet esprit a frappé juste : Alphonse Allais n’allait jamais dans cet endroit inhospitalier. Il vérifiait la couleur des ours à la sortie de ses lieux habituels de vie, à savoir à la sortie des cafés dans les rues de Paris. Mais il ne pouvait vérifier que ce qui était vérifiable et l’absence d’ours est à porter à la charge des parisiens et non pas d’Alphonse Allais. D’où ce qui était l’ultime étape de ma démonstration : le peu de considération  portée par les habitants de Paris à propos de l’ours est dommageable pour l’esprit humain en général et le parisien en particulier.  

 


Peut-être tout n’est il pas cependant perdu. Selon le site du journal Le Monde du mardi 8 Janvier 2013, un documentariste écossais Gordon Buchanan « s’est installé dans une cage pour observer un ours polaire de près, très près. Retransmises sur la BBC en décembre, les images sont impressionnantes et font écho au documentaire réalisé il y a deux ans par Buchanan sur les ours noirs du Minnesota. » Installons donc un observateur impartial dans  une de ces cages, rue aux ours à Paris,  et l’on verra par observation ce qu’il en est définitivement des oies et des ours.
 Enfin vous avez remarqué que dans cette rue « Lourcine » s’est trouvé citée, à un moment donné de l’exposé, la présence d’un couvent de clarisses. Y a-t-il un rapport avec notre premier couvent des bernardines ? Au stade de toutes ces enquêtes je ne le souhaite vraiment pas,  mais la question mérite d’être posée… Encore une piste pour Javert ?

13/01/2013 - JC Moreau
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* Je ne puis me retenir de citer cet excellent passage d'Allais, que nous eûmes le bonheur de jouer à Lacs, dans ce spectacle qui a fortement marqué les consciences d'alors, sobrement titré "On n'est pas des bœufs" :

"– Savez-vous pourquoi les ours blancs sont blancs ?
– Dam !
– Les ours blancs sont blancs parce que ce sont de vieux ours.
– Mais, pourtant, les jeunes ?
– Il n’y a pas de jeunes ours blancs ! Tous les ours blancs sont de vieux ours, comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes.
– Êtes-vous bien sûr, Captain ?
– Je l’ai expérimenté moi-même. L’ours, en général, est un plantigrade extrêmement avisé et fort entendu pour tout ce qui concerne l’hygiène et la santé. Dès qu’un ours quelconque, brun, noir, gris, se sent vieillir, dès qu’il aperçoit dans sa fourrure les premiers poils blancs, oh ! alors, il ne fait ni une, ni deux : il file dans la direction du Nord, sachant parfaitement qu’il n’y a qu’un procédé pour allonger ses jours, c’est l’eau frappée. Vous entendez bien, Montripier, l’eau frappée !
– C’est très curieux ce que vous nous contez là, Captain !
– Et cela est si vrai, qu’on ne rencontre jamais de vieux ours, ou des squelettes d’ours dans aucun pays du monde. Vous êtes-vous parfois promené dans les Pyrénées ?
– Assez souvent.
– Eh bien ! la main sur la conscience, avez-vous jamais rencontré un vieux ours ou un cadavre d’ours sur votre chemin ?
– Jamais.
– Ah ! vous voyez bien. Tous les ours viennent vieillir et mourir doucement dans les régions arctiques.
– De sorte qu’on aurait droit d’appeler ce pays l’arctique de la mort.
– Montripier, vous êtes très bête !... On pourrait élever une objection à ma théorie de l’ours blanc : c’est la forme de ces animaux, différente de celle des autres ours.
– Ah ! oui.
– Cette objection n’en est pas une. L’ours blanc ne prend cette forme allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique.
À ce moment, Cap affecta une attitude si triomphale, que nous tînmes pour parole d’Évangile cette dernière assertion, d’une logique pourtant peu aveuglante.
Et nous reprîmes un autre corpse reviver, avec énormément de glace dedans, pour nous assurer une vieillesse vigoureuse."


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