samedi 1 décembre 2012

Pourquoi Romainville ?

La divagation bernardologique ne date pas d'hier, elle a des précurseurs, et aussi des affidés, qui font de la bernardologie sans le savoir.J'ai plusieurs enquêteurs sur le coup, et des sagaces, des tenaces, des coriaces, qui n'hésitent pas à se déplacer sur zone, inspecter les cimetières, interpeller les vieux libraires, sans oublier de mettre à contribution maint écrivain connu, c'est ainsi que Modiano a été affilié au réseau. Le pauvre n'en sait rien, mais la chose est réelle. Le hasard (de l'espèce objective) se charge de nous en rameuter d'autres, ainsi de Paul-Louis Rossi - j'ai en touché deux mots sur Alluvions-, dont la méthode ne pouvait que nous ravir : la preuve en est qu'il nous remet sur la table, à la fin de ce court mais dense ouvrage, Démons de l'analogie, le fameux 62 de la rue de Picpus. Nous allons voir comment, il n'y faudra qu'un peu de patience.

Ça commence par une évocation d'Artemisia Gentileschi, dont l'autoportrait ci-dessous est reproduit sur la couverture du livre.

Puis soudain, l'auteur délaisse la peinture et s'interroge sur sa méthode de travail, selon son aveu, déconcertante pour nombre de ses amis : "Il semble que je choisisse toujours le point le plus éloigné de mon propos, ou le plus obscur, pour commencer mon ouvrage." Et toujours sautant de phrase en phrase, comme du coq à l'âne, du moins en apparence, le voici qui signale un personnage, Claude Adelen, qui lui donne toujours de bonnes indications. C'est ainsi qu'en lui parlant pour la première fois de Romainville, il répondit spontanément : Romainville, Romainville, pourquoi Romainville... C'était là citer un passage des Misérables, dans Tempête sous un crâne, au moment où est rappelé un rêve de Jean Valjean qui l'a si fort frappé qu'il a éprouvé le besoin de le consigner par la suite. C'est dans ce papier retrouvé que l'on trouve donc mention de Romainville, et c'est Valjean lui-même qui ajoute en parenthèse "pourquoi Romainville ?" Cette obsession revient plus loin :

Le nom de Romainville lui revenait sans cesse à l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit-bois près de Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril.
Il chancelait au dehors comme au-dedans. Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul.
A de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, le problème sur lequel il était en quelque sorte tombé d'épuisement. Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ?

 Paul Louis Rossi signale ensuite avoir plus tard trouvé un écho avec l'histoire de Claude Gueux, bref roman de 1834 dénonçant la peine de mort. Séparé arbitrairement de son compagnon de cellule avec qui il partageait ses repas, Claude Gueux tue le directeur, échoue dans sa tentative de suicide, puis est condamné à mort. Cet ami prisonnier, jeune homme maigre et pâle, se nommait Albin. Or, on peut lire cette "phrase énigmatique" lors du terrible débat de conscience de M. Madeleine alias Jean Valjean.

Ses artères battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d'abord à la paroisse, puis à la maison de ville. Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela à cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de ferrailles une vieille cloche à vendre sur laquelle ce nom était écrit : Antoine Albin de Romainville.
Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas à fermer la fenêtre.

Nouvelle rupture. Paul Louis Rossi ajourne sa recherche hugolienne, prétendant ne pas vouloir entraîner le lecteur dans cet abîme, et revient sur le Démon Analogie car Claude Adelen lui souffle le nom de Baudelaire avec le poème Une martyre, qu'il qualifie lui-même d'atroce. Qu'on en juge :

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
Sur l'oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
Avec l'avidité d'un pré.

Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
Et de ses bijoux précieux,

Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose ; et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crépuscule
S'échappe des yeux révulsés.

Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale
Dans le plus complet abandon
La secrète splendeur et la beauté fatale
Dont la nature lui fit don ;

Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,
Comme un souvenir est resté ;
La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,
Darde un regard diamanté. 


"Que vient faire ce texte épouvanté dans notre histoire ? "s'interroge-t-il. Mais il ne répond pas, nous allons le voir, je l'espère, dit-il, avant de passer abruptement à Mallarmé, lequel a commis un poème en prose intitulé justement Le Démon de l'Analogie. Poème pour le moins complexe, qui se termine sur la vision de "la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes, enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens." Vision qui provoque inexplicablement la fuite du poète. Je copie-colle, pris soudain d'une flemme de clavier.


Fin du premier chapitre. L'auteur a posé ses jalons, ou bien faut-il dire ses mines. On ne sait pas encore où il va nous conduire, il nous fait l'effet d'un guide un peu éméché, mais nous allons le suivre.

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