mercredi 15 août 2012

La Cène 50

Cette scène 50, c'est  une histoire à elle toute seule. La fin de Jean Valjean, c'est presque cent pages dans l'édition Folio d'Yves Gohin. Comment traiter cette rude partie de l’œuvre, où le malheureux forçat, après le mariage de Cosette, connaît l'abandon et la solitude avant de retrouver in extremis avant de trépasser fille et gendre ? Les cinéastes ne sont pas très à l'aise avec ce fragment qui sent un peu trop l'eau bénite, traîne en longueur, et prive le spectateur d'un happy end qui était tout cuit. D'ailleurs Bille August, dans sa version de 1998, en fait l'économie et termine sur les quais de la Seine, après le suicide de Javert et la libération de Jean Valjean.



Même chose dans Tempête sous un crâne, l'adaptation théâtrale vue à Equinoxe. A l'été 2011, au moment de l'écriture, j'ai eu la même tentation mais je me suis ravisé : cela m'apparaissait comme une facilité, sinon une trahison. Cependant, je répugnais à l'envisager comme le reste du livre. Je voyais trop clairement le parti-pris de Hugo, qui voulait que Jean Valjean vive jusqu'au bout un destin christique, assume jusqu'à la dernière extrémité une Passion douloureuse et sublime.


Quand l'image de la Cène de Léonard de Vinci s'imposa à moi, je fus enfin libéré. Puisque religion il y avait, autant y aller carrément. Tout commencerait par une reproduction de la fresque avec ses figures, les disciples, leurs gestes et leurs attitudes. Quels seraient-ils ? Rien moins que des personnages de l'histoire, mais pas les principaux, ni Javert ni Thénardier par exemple. Les autres, les seconds rôles, la pègre, douze ni plus ni moins et Jean Valjean au centre, hiératique, mutique. Et que diraient-ils, ces douze ? Et bien ils raconteraient l'histoire mais telle que moi-même je l'avais comprise, sans être dupe des intentions de l'auteur, en s'en moquant à l'occasion. Après la pose initiale, sacrale, ce serait débridé, joyeux, irrévérencieux.

La mise en place (l'étendage de la nappe)


Sur cette photo, on voit qu'il reste quelques progrès à faire (visages pas tous éclairés, gestes inadéquats : on peut s'amuser à jouer au jeu des sept différences)
Le tableau commence à s'animer


Un des paradoxes de cette fin, de la reconnaissance ultime de Jean Valjean par Marius, c'est que c'est Thénardier qui en est la cause. Thénardier, la crapule, le Mal personnifié, est pourtant celui qui provoque le retournement de situation. Cette scène ne serait pas jouée par le vrai Thénardier mais par les acteurs eux-mêmes, en l'occurrence Grantaire l'ivrogne et Enjolras (plus tard, je réintègrerai Marius dans ce chœur et le comédien - Colin - jouera son propre rôle).


Je dois dire que c'est la scène que j'ai eu le plus de jubilation à écrire. Mais c'est aussi celle qui m'a causé le plus d'inquiétude. La mise en place n'avait rien d'évident, et je me demandais bien comment le public, et d'abord le premier public, celui des comédiens, allait recevoir cette proposition. Heureusement, j'ai été vite rassuré. L'orchestration, menée avec Bruno, s'est avérée plus facile que prévu, les idées ont rapidement fusé, et la jeune troupe des douze "disciples" s'est engagée dans l'aventure avec allégresse, une mention particulière devant être réservée à Sophie Mercier qui, excellente déjà dans le rôle de Fantine, a relevé avec brio le défi de jouer Grantaire, et donc de jouer Grantaire jouant Thénardier. Dans ce jeu de rôles en cascade, je crois pouvoir dire qu'elle nous a tous étonnés et ravis.


Ce que j'ai cherché dans cette Cène, ce sont les ruptures entre le cocasse et le sensible, c'est le passage fulgurant de la dérision à l'émotion. C'est le théâtre comme je le conçois, qui touche au sacré comme à l'art brut, à la farce comme à la tragédie, brasse tous les affects et vibre du rire aux larmes. Merci encore une fois à toutes et à tous d'avoir porté ce texte bien au-delà de mes espérances.

Grantaire citant Hugo (portrait que Sophie a tenu à garder après la dernière)

Cosette et Courfeyrac (Lou Pajot et Simon d'Abadie)

Navet et Marius (Mia Pajot et Colin d'Abadie)
Azelma, Eponine, Montparnasse et Marius (Aïmata Valdenaire, Carole Laly-Michel, Julien Bléron et Colin d'Abadie)
Le crucifié (Ludovic Dolet)

Marius

Grantaire


Thénardier/Grantaire et Marius sous le regard impassible de Jean Valjean
 
 



Grantaire/Thénardier
Navet, Combeferre (Alex Gaultier), Eponine et Montparnasse
  
 

Jean Valjean (Francis Rivière) retrouve Cosette et Marius

1 commentaire:

  1. Merci pour ce gentil message personnel qui me touche et me va droit au coeur! J'ai pris beaucoup de plaisir à rencontrer tous ces personnages, même si la schizophrénie me guette...
    Sophie-Fantine-Grantaire-Thénardier...

    RépondreSupprimer